Du soin empirique à la gestion algorithmique de la pathologie
L’histoire longue de la médecine occidentale peut se lire comme une trajectoire de désincarnation du soin au profit d’une objectivation croissante des corps. Ce glissement, amorcé dès le XIXe siècle avec la médicalisation étatique de la santé publique, s’est accéléré sous l’effet conjoint de la rationalisation industrielle des procédures thérapeutiques et de la financiarisation progressive des infrastructures hospitalières.
Le paradigme biomédical dominant — appuyé sur une segmentation extrême des fonctions, des organes et des symptômes — repose sur une logique d’optimisation différentielle. Il ne s’agit plus de soigner un patient, mais de traiter un cas, d’ajuster une réponse à un protocole, de gérer un risque. Le corps n’est plus habité : il est modélisé, numérisé, quantifié. L’individu disparaît derrière la courbe, la cible thérapeutique, l’algorithme prédictif.
Ce basculement s’inscrit dans un mouvement général de transfert de la clinique vers la technostructure. Ce qui était autrefois relation, intuition, adaptation, devient aujourd’hui standard, interface, calcul. Dans ce contexte, l’expression paris en direct résonne comme une ironie crue : la médecine contemporaine fonctionne parfois comme un pari probabiliste, où chaque acte s’inscrit dans une économie de rendement, de prévision, de tri.
Biotechnologie, segmentation du vivant et abstraction pathologique
Le développement massif des biotechnologies n’a pas tant transformé la médecine qu’il n’en a accentué la dérive infrastructurelle. Loin de renforcer la capacité d’agir sur les maladies, il a fragmenté le soin en une série d’interventions spécialisées, chacune optimisée pour une fonction unique, sans vision holistique ni lien structurel à l’environnement social du patient.
Ce morcellement méthodologique produit une abstraction pathologique : la maladie est isolée de son contexte, extraite de ses conditions socio-économiques, réinscrite dans une logique purement cellulaire ou moléculaire. Ce qui relève de l’épuisement, du stress, de la précarité, devient anomalie biochimique. Le symptôme est isolé. Le trouble est intériorisé. Le social est effacé.
La médecine, dans sa version techno-scientifique contemporaine, cesse de produire du soin. Elle produit de l’intervention. Elle est régie par une rationalité où la guérison est secondaire. Ce qui importe, c’est la chaîne opératoire, le protocole, la reproductibilité. Le patient devient récepteur de procédures, non sujet du soin.
Maladie chronique, subjectivité suspendue et industrie pharmaceutique
La montée en puissance des pathologies chroniques — diabète, maladies cardiovasculaires, dépressions, troubles auto-immuns — coïncide étrangement avec l’expansion des dispositifs médicaux à usage prolongé. La médecine ne guérit plus : elle maintient. Elle ajuste, module, prolonge la survie dans un état de gestion permanente de la défaillance.
Ce maintien n’est pas neutre. Il alimente une économie pharmaceutique dont la rentabilité dépend de la chronicisation. Le patient n’est pas « libéré » par le soin : il est connecté à une infrastructure médicamenteuse continue. Il devient utilisateur. Il ne sort jamais du système. Il est suivi, noté, relancé. Sa subjectivité est suspendue dans un état de surveillance moléculaire permanente.
La thérapeutique devient prescription, la prescription devient contrat, et le contrat devient dépendance. L’ordonnance n’est plus un acte ponctuel : c’est une forme de captation. La médecine devient interface de l’industrie. Elle ne produit pas du mieux-être, mais du contrôle assisté par molécule.
Intelligence artificielle et standardisation du diagnostic
L’introduction de l’intelligence artificielle dans les processus diagnostiques accélère la déshumanisation du soin. Loin d’augmenter les capacités du médecin, elle tend à substituer la décision à l’algorithme, l’analyse à la base de données, le jugement clinique à la corrélation statistique.
Ce modèle — fondé sur la reconnaissance de patterns dans des volumes massifs de données cliniques — installe une nouvelle forme de biopouvoir : froide, calculée, opaque. Le soin devient la sortie d’un modèle. Le diagnostic, la prédiction d’une machine entraînée sur un passé dont les biais sont intégrés.
Dans ce cadre, les patients ne sont plus accompagnés mais assignés. Chaque profil est une probabilité. Chaque antécédent, une condition. Chaque réponse, une prévision. La singularité disparaît sous l’homogénéité de l’algorithme. La médecine devient industrie prédictive. Et le corps, un fichier.
Refonder le soin : désautomatiser, déprotocoller, déprofessionnaliser
Face à cette médicalisation industrielle, une pensée critique du soin ne peut se limiter à revendiquer plus de moyens ou plus d’accès. Elle doit poser la question du cadre lui-même. Peut-on penser une médecine sans industrie ? Un soin sans prescription automatisée ? Une guérison sans parcours balisé ?
Il s’agit de réinscrire la médecine dans le tissu social, de la détacher de la technologie comme seule voie de légitimation. Le soin doit redevenir relation, et non gestion. Il doit sortir des logiques de tri, de standardisation, d’évaluation. Il faut rompre avec le paradigme de la cible et retrouver celui de l’écoute.
Cela suppose une désautomatisation massive des pratiques. Une déprotocollisation radicale. Une réappropriation collective des savoirs. Et, peut-être, une sortie de la professionnalisation comme monopole. Le soin ne peut plus être réservé. Il doit être partagé, transmis, réinventé.